C'est par “This is Sven”, “This is Rosalie”, “This is Juul” que sont introduits sobrement les portraits de la série de Francesca Menghini, Unbounded, consacrée aux personnes “gender diverse” à laquelle nous avons choisi de nous intéresser. Une série que Francesca Menghini a commencé à partir de ce constat simple : " Il existe de nombreuses façons de s'identifier en dehors du binôme masculin et féminin. Votre genre est ce qui vous semble naturel. Il peut être le même que le sexe assigné à la naissance, ou il peut être différent. Pour de nombreuses personnes de diverses identités de genre, le concept de genre binaire ne suffit pas. Devoir choisir de s'exprimer en tant qu'homme ou femme est contraignant. Certaines personnes préfèrent avoir la liberté de passer d'un genre à un autre ou ne pas avoir d'identité de genre du tout. "
Elle, femme cisgenre, s’est confrontée aux préjugés, à la souffrance de celleux pour qui notre société rend encore tout plus compliqué, elle s’est mis “in their shoes”. Et comme l’illustratrice du queer power Sofie Birkin, elle ne manque jamais de souligner l’importance de la représentation. Si certain.es doutent encore de la puissance de se sentir représenté.e quand on se construit, je leur conseille de jeter un œil aux vidéos qui émergent sur les réseaux sociaux ces derniers jours, les réactions face à la bande-annonce du remake de La Petite Sirène jouée par Halle Bailey, actrice noire. On y voit des petites filles qui n’en croient pas leurs yeux, émues aux larmes d’enfin se reconnaître dans un personnage Disney. “She looks like me”. Le chemin est encore long, et on l’entame avec Francesca Menghini

Shakira - Série Unbounded.

Francesca Menghini : " Même si la photographie a toujours été une grande passion, je n'ai commencé à la pratiquer que lorsque j'ai déménagé aux Pays-Bas il y a quelques années, laissant derrière moi une carrière en droit où je ne m'épanouissais pas. J’ai commencé par faire de la photographie lifestyle, d’enfants, de familles, avant de réaliser rapidement que je voulais transmettre autre chose, quelque chose de plus fort. Je n’ai jamais été très douée pour communiquer autour de mes croyances et de mes valeurs avec les mots, et j’ai donc découvert dans la photographie une alliée idéale. Je me suis alors mise à enquêter sur les questions sociales et les droits de l’Homme. "

Meesha - Série Faces of Fearless.

Francesca Menghini : " Je vis aujourd’hui à Amsterdam, mais je suis originaire d'une petite ville d'Italie, Viterbe. Mes parents m’ont vraiment transmis cet amour du voyage, ce respect et cette ouverture d’esprit pour les autres cultures, mais c’est vraiment quand j’ai commencé à vivre dans d’autres villes et d'autres pays que j’ai pris conscience de la diversité qui existait autour de moi. Et surtout combien il était beau et important de la mettre en valeur, de la célébrer. Chaque peuple mérite de se sentir accueilli plutôt que discriminé. Je ne pouvais tout simplement plus ignorer les préjugés et les problèmes sociaux dont nous sommes les témoins quotidiennement. Je crois qu’il est essentiel de se lever chaque jour et de s’inscrire dans cette société, de s'exprimer, d’arrêter de fermer les yeux. La photographie me permet de me connecter avec le monde qui m'entoure. Photographier les gens me donne l'occasion rare de rencontrer un nombre incroyable de personnes intéressantes, charmantes et diverses, me permettant ainsi de devenir plus empathique, respectueuse et consciente des nombreuses réalités que vivent les gens autour de moi, et pourtant très différentes de ma propre réalité. "

Jiye est originaire de Séoul, en Corée. Elle vit et travaille à La Haye. 
Série Sinophobie - Les Asiatiques face au racisme pendant la pandémie de coronavirus

Francesca Menghini : " Je veux contribuer par mes images à créer une prise de conscience et un vrai changement social. Je crois que nous avons la responsabilité de provoquer la discussion, de raconter des histoires et de s'écouter. Une femme que j'ai photographiée pour mon projet Sinophobie - Les Asiatiques face au racisme pendant la pandémie de coronavirus m'a fait part de cette pensée avec laquelle je suis on ne peut plus d'accord : Nous devons communiquer pour obtenir une meilleure compréhension de notre société, pour nous et les prochaines générations. Comment pouvons-nous détruire les barrières ? Avec la communication.

Sven - Série Unbounded.

Après cette introduction dans la photographie sociale de Francesca, parlons maintenant de Unbounded, cette série de portraits de personnes queer par laquelle nous avons véritablement découvert le travail engagé de Francesca. Comment tout a commencé ?
Francesca Menghini : " Sur Instagram, je suis tombée sur le feed de Sven (l’un des modèles de la série ndlr) et je me souviens avoir été impressionnée par la beauté de sa personne. Nous avons rapidement pris contact et nous nous sommes rencontrés pour prendre quelques photos. Après une discussion plus approfondie, j'ai demandé à Sven d'être le premier modèle d'un projet sur la diversité des genres. C’est l’enthousiasme et la confiance de Sven dans mon travail et ma vision qui m’ont convaincue de continuer à développer ce projet. Unbounded est donc une série toujours en cours qui consiste en un portrait photo accompagné d'une déclaration textuelle du sujet, visant à sensibiliser au respect des personnes “gender diverse” et des choix qu'elles font au sujet de leur la vie intime. Je l'ai initié aux Pays-Bas mais je souhaite le continuer en photographiant des personnes vivant dans toute l’Europe. "

Sandra - Série Unbounded.

Francesca Menghini : " Sven, mon premier sujet, m’a vraiment aidée à passer le mot, en en parlant à différentes organisations, à ses relations, et grâce à ça, et avec l’aide aussi des réseaux, j’ai trouvé et je trouve toujours de plus en plus de personnes intéressées pour rejoindre Unbounded. "

Kai - Série Unbounded.

Francesca Menghini : " J'aime prendre le temps d’apprendre à connaître chaque personne avec qui je travaille avant de commencer à prendre des photos ensemble. En général, j’ai l’habitude de choisir le lieu à l’avance, mais pour Unbounded, il m’est arrivé plusieurs fois qu'en marchant ou en parlant avec le modèle je remarque un moment ou un endroit qui me semblait idéal pour prendre le cliché. La plupart du temps, j'utilise la lumière naturelle. Si je pouvais choisir, c’est cette lumière que j’utiliserais à chaque fois. "

Irene - Série Unbounded.

On l’interroge ensuite sur ce choix de mêler portraits photo et textes, laissant la parole aux modèles photographiés, choix qu’avait fait aussi la photographe Camille Lenain pour ses portraits queer. Comme si photographier ne suffisait pas à réparer des années d’ignorance, qu’il fallait visibiliser et dans le même mouvement donner la parole. 
Francesca Menghini : " Ce choix permet de s’adresser directement au public, de créer un dialogue entre le visuel et l'écrit, et surtout de stimuler un engagement de la part du spectateur. Je crois que les images et les histoires écrites ont la double capacité de nous connecter aux expériences des autres et ont un réel impact sur la société, contribuant à faire évoluer les opinions et à transmettre des valeurs. J’espère que ce mélange réussira à faire comprendre aux gens que la protection des droits de la communauté LGBTQIA+ devrait être dans l'intérêt de tous.tes "

Juul - Série Unbounded.

Francesca Menghini : " Je crois sincèrement que la représentation est un instrument extrêmement puissant qui peut être utilisé pour apporter un changement social positif à notre monde. La représentation est un moyen d'éduquer, et au-dessus de cette question il y a celle, encore plus fondamentale, de l’éducation.
J’aurais dû mal à parler d’une rencontre plus marquante qu’une autre dans ce projet. C'est peut-être un peu cliché, mais chaque rencontre m’a fait réaliser à quel point je suis honorée d'avoir l'opportunité de connaître toutes les personnes splendides que j'ai rencontrées grâce à cette série. En tant que personne cisgenre, je n'ai pas subi ce qu'ils.elles vivent, et je n’avais même pas jusqu’alors réalisé la moitié des préjugés violents et inégalitaires qui subsistent sur cette question des identités de genre. Je me sais donc privilégiée en ce sens, et je sens surtout que j'ai la responsabilité d'éduquer et de conduire un changement. Rien n’aurait été possible sans ces personnes qui m’ont fait confiance en s'ouvrant à moi sur leur vie. C'est quelque chose d’impressionnant et de mémorable. "

Francesca Menghini : " J'aimerais mettre en avant le travail d’Elina Brotherus et sa série Annonciation, une œuvre puissante et inspirante sur l'infertilité de l'artiste. La photographe utilise la photographie comme outil d'investigation, se plaçant dans les images et imaginant sa propre tentative de tomber enceinte. Contrairement à l'Annonciation de Marie, c’est un très long processus. Maintes et maintes fois, les tests de grossesse négatifs se transforment en un sentiment de profonde tristesse et de perte, et la série me fait vivre son agonie. C'est un schéma répétitif très long et épuisant d'exécution précise, d’expériences scientifiques sur son propre corps… Attendre, être déçue et répéter l'ensemble du processus encore et encore, cela peut être dévastateur. Et un nombre surprenant de femmes vit cela, mais nous n'avons presque jamais entendu leurs histoires. "

Elina Brotherus - Annonciation 21, New York 11.07.2012, part 1 - 2012, 30x34 cm
Elina Brotherus - Série de portraits (Gelbe Musik avec tournesols) 2016,
D'après John Baldessari, Portrait Series, 1974

J’ai aussi été marquée par le travail de la finlandaise Elina Brotherus, entre autoportraits mystérieux et poétiques et interrogations sur le paysage, découvert aux Rencontres d’Arles 2022 au hasard de la très riche exposition Dress Code, mis en parallèle avec les images de Sara Imloul dans une exposition intitulée Règles du Je. Au détour d’un couloir exigu au parquet qui grince, entre deux murs blancs, je tombe nez à nez avec cette photo plein cadre d’un champ de tournesols éclatants et d’une femme, sac en plastique jaune sur le visage. Me voilà sans voix. Il se pourrait qu’on vous en reparle bientôt sur Brainto.