Camille Farrah Lenain est obsédée par la question du regard. Quand elle photographie quelqu’un, elle se demande toujours l’effet que ça fait à cette personne, comment son image va être vue par les autres. C’est donc tout naturellement qu’elle s’est tournée vers le portrait. Son appareil est un prétexte pour aborder les gens, comprendre leurs identités plurielles et surtout, déconstruire nos visions faussées. Oui, on peut être queer et musulman, comme on peut être une femme et chasser. Photographe investie, elle se rend chez celles et ceux qu’elle capture, prend le temps, échange pendant des heures et ne recule devant rien. Même quand il s’agit de se lever à 4 heures du matin pour partir à la chasse. Son objectif premier : mettre en confiance. C’est ce qu’elle appelle la "photographie empathique". Elle nous raconte pourquoi c’est pour elle essentiel.


Camille Farrah Lenain : "La mise en confiance est fondamentale dans mon approche photographiqueJe trouve que l’on vit dans un monde où l’on s’écoute de moins en moins. Aux États-Unis, c’est encore plus évident qu’en France. Ça me rend folle ! J’essaie, dans la vie comme dans ma pratique artistique, de ne pas couper la parole, d’être dans l’écoute active. En photo, cela veut dire ne pas photographier quelqu’un.e pendant qu’il ou elle est en train de parler, ne pas faire une photo volée dans la rue. Avant de prendre mes photos, j’essaye d’écouter vraiment la personne, de lui laisser de la place, de lui donner la parole. Ce qui m’offre un temps d’observation. Se laisser le temps d’avoir de vraies conservations avant de faire des photos, cela permet aussi à l’autre d’amener des idées. Si on fait tout de suite un portrait, c’est juste l’idée du photographe qui est plaquée sur la personne. Parfois, on va parler pendant deux heures, et se dire qu’on n’a plus de temps finalement pour faire des photos, ou que la lumière s’en va. Mais ce n'est pas grave, le plus important c’est d’abord d’apprendre à se connaître et de se faire confiance."

Camille Farrah Lenain : "L'idée de la série « Djinn » m’est venue il y a trois ans. J’étais en France, à la campagne, et j’écoutais France Culture. Il y avait une interview de Ludovic-Mohamed Zahed (ici), cet imam gay d’origine algérienne qui habite Marseille. J’ai entendu ça, et je me suis tout de suite arrêtée. D’abord, ça m’a surprise, cette idée d’être musulman et queer, je pensais que ça n’existait pas, que c’était trop dur, impossible. Et puis ça m’a fait penser à mon oncle, Farid. Qui était gay et d’origine algérienne, et qui a grandi dans une famille musulmane. Comme il est décédé en 2013, ce n’était pas quelque chose que je pouvais aborder avec lui. J’ai alors essayé d’en parler avec ma famille et son partenaire, mais c’était encore trop dur pour eux. Je n’avais pas envie de forcer les choses. J’ai donc contacté Ludovic-Mohammed, et je suis allée le rencontrer à Marseille, il m’a invité à un "week-end inclusif" de rencontres, de conversations, de panels et de performances. Une semaine avec plein de personnes queer et musulmanes. C’est cette semaine avec eux qui a lancé mon travail."

Camille Farrah Lenain : "Cette série, c’est d’abord un hommage à mon oncle, la personne qui m’a donné envie de commencer ce projet. Ensuite, les autres rencontres se sont faites par Ludovic-Mohammed, puis par le bouche à oreille. J’ai été mise en contact avec une association de migrants LGBT. À Paris, je suis allée à la Pride Radicale, et je me suis approchée de la personne qui courrait avec le drapeau algérien. Le plus souvent pour photographier, j’allais chez les gens, parce que cela fait partie intégrante de leur identité. Et je donnais bien sûr toujours le choix de l’anonymat."

Camille Farrah Lenain : "J’aimerais continuer ce projet parce qu’il y a toujours de nouvelles rencontres à faire. À l’exposition à Marseille, beaucoup de personnes sont venues me remercier, me dire qu'ils voulaient participer au projet. Il y a énormément de textes dans cette série, parce que j’enregistre mes conversations et je les retranscris par écrit. Et lire tous ces témoignages, ça a retourné beaucoup de personnes qui font partie de ces identités, et qui n’ont pas eu souvent l’occasion de lire d'autres histoires sur ces sujets. Les gens refoulent souvent leurs émotions parce qu’ils ne savent pas quoi en faire, et qu’ils ne peuvent pas se projeter. Au cours du projet, plusieurs personnes m’ont parlé de tentatives de suicide. Faire l’expo et rencontrer ces personnes, ça m’a confirmé que le projet était important, qu’il pouvait apaiser, et même sauver des vies."

Camille Farrah Lenain : "Je travaille en moyen format 6x7 argentique, ce qui me permet, comme c’est très cher, de ralentir. Parfois, je fais seulement une pellicule, soit 10 photos par personne. Comme ça je suis très intentionnelle, je passe plus de temps à observer, à écouter. Et à être plus en relation avec la personne. Quand j’ai un appareil photo numérique, j’ai tendance à prendre beaucoup de photos, à regarder l'écran, à me demander ce que je vais faire. L’argentique te force à être en contact. Ça me pousse à mieux photographier d’une certaine manière, et aussi à vraiment créer cette « safe place » de confiance, nécessaire puisque les gens ne pourront voir les photos qu’après une ou deux semaines."

Son autre série phare, " The Waiting : Sisters of The Hunt », s'intéresse aux femmes chasseresses à travers des portraits capturés pendant les longues heures d'attente de la chasse où l'environnement a aussi toute sa place. L'envie derrière cette série ? Déconstruire ce préjugé qu'il n'y a que des hommes qui chassent, et interroger plus généralement le lien des femmes à la Terre, à la mort. Un projet au long cours commencé il y a trois ans en Louisiane, poursuivi en France pendant le confinement en Camargue, entre mythes ancestraux et sororité.
Camille Farrah Lenain : "La similarité entre le projet Djinn et celui sur les femmes chasseresses, c’est cette même première approche par la surprise. Ce moment de : " Ah bon, ça existe ? " Pour " The Waiting : Sisters of the Hunt », c’est quand j’ai découvert au sein d’un groupe d’amis de Louisiane qui habite à la campagne, qu’une des femmes chassait. Comme ça m’a étonnée, j’ai voulu l'explorer dans un projet photographique en écoutant les histoires et les parcours de femmes très différentes, avec évidemment une approche féministe. Déconstruire et casser l’image préhistorique de l’homme qui chasse et la femme qui cueille, de l’homme chasseur et de la femme proie."

Camille Farrah Lenain : "Il y a bien sûr des femmes qui chassent pour se nourrir et nourrir leur famille, mais beaucoup de femmes cultivent plutôt dans la chasse un rapport à leurs ancêtres, comme si cela avait toujours été en elles de pouvoir faire ça. C’est quelque chose de beaucoup plus réfléchi que l’acte de tuer. Il y a un rapport à la nature et au passé très fort."

Camille Farrah Lenain : "J’ai remarqué aussi quelque chose d’intéressant en passant du temps avec des femmes qui chassent dans un groupe d'hommes : cela change la manière dont les hommes agissent. La manière dont ils vont parler, tuer. La raison pour laquelle la chasse est devenue si violente et stéréotypée avec des mecs qui tirent sur tout, se retrouvent entre eux pour se bourrer la gueule et faire des commentaires dégueulasses, c’est parce que les hommes y ont vu une opportunité de quitter le foyer et les responsabilités. Se retrouver uniquement entre hommes, partir le week-end pour tout oublier en laissant femme et enfants. Ce qui a créé des regroupements 100 % masculins où, forcément, la violence augmente. Ils sont sous pression de devoir être le mâle le plus fort, et c’est ce qui a créé ce rapport violent à la chasse qui n’était pas là historiquement, où l’on ne prélevait que ce dont on avait besoin, où l’on ne manquait pas de respect à la nature. Inclure des énergies féminines dans ces lieux masculins violents et toxiques, ça force les hommes à agir différemment. J’ai vu des hommes qui faisaient plus attention, des femmes qui demandaient à ralentir quand on venait de tuer un animal et de ne pas tout de suite le traîner par terre."

Camille Farrah Lenain : "Pour les contacts, je suis passée par des groupes Facebook de femmes chasseresses. Ce sont des femmes que je n’avais jamais rencontrées, et il y avait cette peur réciproque de "qui va être cette personne". Aux États-Unis, c’était après l'élection de Trump, c’était donc forcément un peu tendu, et en France, il y a cette grande division entre chasseurs et anti-chasseurs. J’ai eu beaucoup de problèmes d’accès à cause de ça justement, parce que je ne me cache pas sur Internet, j’ai l’air assez de gauche. Pendant la première heure, on se tâtait un peu. Je partais quand même chez des gens qui ont cinquante armes chez eux. Et puis la chasse c’est très intime, se lever très très tôt, se voir le matin quand on n’est pas encore réveillées, devoir chuchoter et donc forcément être très proche de la personne, s'asseoir dans une hutte ou en haut d’un arbre juste à côté pendant trois ou quatre heures sans bouger…"

Camille Farrah Lenain : "J’ai aussi photographié des femmes chasseresses en France, car j’ai bossé sur le projet pendant le confinement, quand j’étais de retour dans ma famille. Donc j’ai des photos de chasseresses en France et en Louisiane. Et j’ai envie de continuer à pousser ce lien, de casser les frontières, de penser le rapport de la femme avec l’animal, le rapport avec la Terre, avec la mort. Cet été, j’ai eu un déclic. J’étais à Arles pour le festival, et j’ai dormi chez une des chasseresses que j’ai photographiées et en fait, j’ai réalisé que la Camargue est un terrain très similaire à la Louisiane. Des champs de riz, l’humidité, le bord de l’eau, les animaux… J’ai donc décidé de reprendre le projet mais en me concentrant sur ces deux territoires. De montrer la femme en rapport à ce territoire et d’étudier les différences de rapport à la chasse. Les photos seront similaires, mais j’aimerais qu’on arrive à y voir le côté politique de la chasse en France, avec le pouvoir politique des chasseurs, et aux États-Unis plutôt le rapport aux armes."

Camille Farrah Lenain : "Mon dernier coup de cœur artistique est Frida Orupabo, que j’ai découverte aux Rencontres de la Photographie d’Arles (ici). C’est une artiste norvégienne-nigérienne qui crée des collages à partir de photographies d'archives trouvées sur internet, souvent de femmes noires. Ses collages ressemblent presque à des marionnettes, et me font penser à la manière dont les corps noirs ont été violentés, abusés, utilisés comme des objets. J'ai trouvé que cette forte réappropriation de ces images d'archives nous fait réfléchir sur le regard que l'on porte sur des images historiques des personnes noires."
Coup de cœur absolument partagé ainsi que découverte admirative et préférée à Arles pour Brainto, article sur Frida Orupabo à suivre.