Mettez une petite alerte sur le nom de Kon Trubkovich dans un coin de votre tête, car si une de ses toiles passe dans votre périmètre accessible, il serait une bonne idée d’aller la voir en vrai. Parce qu'en plus de peindre avec le même souci du détail qu’un peintre de la Renaissance,  il utilise deux médiums en principe éloignés : l’image vidéo déteriorée et la peinture à l’huile. On est devant une image figée dégradée par la copie VHS, une mise en pause d’un flot dont on visualise inconsciemment l’avant et l’après. Le grain électronique qu’il reproduit minutieusement prend de l’épaisseur par la matière de la peinture à l’huile. Le nuage électronique devient expérience physique.
Kon Trubkovich est d’origine russe, élevé à Moscou jusqu'à l'âge de 11 ans, il vit maintenant à Brooklyn. Il utilise des fragments isolés de ses séquences sources récoltées en ligne ou sur bande (y compris des interférences et des distorsions volontaires) comme base de ses dessins et peintures. Pour Trubkovich, les images en suspens au gros grain surdimensionné ressemblent à des souvenirs partiels et évoquent des récits incertains, d’où l’utilisation d’images d’archives à la fois russes et américaines.
Il est représenté par une des plus grosses galeries d’art contemporain, la galerie Gagosian sur le site de laquelle il y a un entretien assez éclairant et passionnant sur sa démarche et sa façon de travailler. 

Kon : "Je collectionne les lecteurs VHS - j'en ai une douzaine, de différents modèles, et je les utilise comme on utilise une batterie.
Chacun a sa propre fonction - vous utilisez une cymbale et vous savez ce que fait une cymbale, vous utilisez une grosse caisse, vous utilisez une caisse claire, chacune pour des effets différents. Juste avant que ces lecteurs ne rendent l’âme, ils sont tout simplement les meilleurs. Mais je sais lesquels font quoi – ils ont leur propre effet, leur patine, leur attitude - et je double et re-double ces images ou ces vidéos, qui deviennent le matériel de base avec lequel je vais faire les peintures, à travers ces différentes machines".

Kon : "J'ai fait un voyage à travers les États-Unis et j'ai pris un vieux caméscope avec moi. C'était en 2002 ou 2003. À mon retour, j'ai commencé à regarder les images que j'avais tournées. Lorsque j'ai mis la cassette en pause sur la télévision, un million de récits ont jailli de chaque image. Je me sentais tout à coup surmené. Alors je me suis demandé comment transformer ça en peinture".

Kon : "Dernièrement, je me suis demandé pourquoi la télévision m'avait fait vivre une telle expérience. Dans ces nouvelles œuvres, j'ai peint la tentative de putsch de 1991 et la dissolution de l'Union soviétique, l'effondrement de toute la société, mais je n'étais pas là pour en être témoin ; je l'ai regardé à la télévision aux États-Unis. Nous sommes toujours en train de revivre ces étranges souvenirs d'enfance. Je pense que mon lien avec les séquences vidéo vient du fait que j'ai vu cet événement se produire, mon ancien monde s'évanouir, à travers l'écran. Et grâce à cette texture, j'ai pu lui donner un sens, d'une manière ou d'une autre. Cela ne fonctionnerait pas pour moi comme une image photographique".

Kon : " Par ailleurs, si nous parlons de souvenirs d'enfance formateurs, ces peintures (de la série ci-dessus) sont basées sur une série d'images que j'ai vues apparaître sur Internet il y a quelques années, regroupées sous une série de mèmes appelée "Renaissance accidentelle". C'est une photo d'une bagarre, et j'ai tout de suite reconnu les visages comme étant des visages totalement slaves, d'Europe de l'Est. Je me suis demandé pourquoi cette image m'interpellait, et en y réfléchissant, je me suis souvenu qu'elle me rappelait vraiment un tableau que j'avais vu, enfant, dans un livre à la maison, L' Aveuglement de Samson de Rembrandt [1636]. C'est un grand chef-d'œuvre baroque. J'étais petit, je devais avoir quatre ans, et j'étais fasciné par le fait que cette peinture semblait interdite, une image de violence. Je me souviens l'avoir regardée et avoir été absolument fasciné, "Wow, c'est ce que je veux faire", même à l'époque. Une partie de moi pense que c'est ce qui m'a donné envie d'être artiste - de me dire "Hé, c'est possible, je veux faire quelque chose comme ça". 
Lorsque j'ai vu cette image de combat sur internet, cela m'a ramené à ce souvenir du tableau. Il y a donc le lien avec une tradition européenne baroque, et puis, bien sûr, cette image, est un combat entre des nationalistes russes et des séparatistes ukrainiens en 2015. C'est entièrement le produit du chaos post-soviétique et de la réaffirmation de la Russie. Il y a donc cette dualité : avoir cette sorte de connexion intime avec une image, comprendre comment la politique de celle-ci m'affecte personnellement, et ensuite la voir à travers ce filtre de transmission. Ma façon de faire des peintures est de les retransmettre à travers ce vieux format VHS archaïque. Lorsque vous superposez ces trois sous-textes, vous obtenez quelque chose d'étrange, où vous ne savez plus exactement ce que vous regardez".

Kon : "Je considère donc ces images fixes, et cette esthétique de l'écran de télévision, comme la manifestation physique de la mémoire, cette mémoire collective, cette mémoire du sang, qui est une façon étonnante de décrire ce dont je parle.
Avec ces images fixes, on anticipe toujours le moment qui précède et celui qui suit, elles ne sont pas statiques. C'est un jeu de mots, car vous voyez du statique, mais ce n'est pas statique au sens cinétique du terme. Il y a toutes ces couches de transmutation de la vidéo ou de l'image initiale, elle devient quelque chose d'entièrement différent - les choses se décomposent, les choses gagnent". 

Kon : "Il y a une vidéo que j'ai faite, ma première vidéo, intitulée Repeat Offenders [2005]. Elle est passée du numérique au VHS, puis au numérique. J'avançais rapidement dans la VHS, puis je ralentissais la vidéo, j'avançais à nouveau rapidement, je la ralentissais à nouveau, et à la fin, elle s'était complètement effondrée. Il ne restait plus que ses atomes, cette image très étrange, moléculaire, pas du tout ce que l'on pourrait considérer comme une image photographique ou réaliste.
D'une certaine manière, c'est comme ça que je peins aussi. Au début, j'essaie d'unifier la toile, d'en faire un plan entier, de jouer avec la couleur et la façon dont elle crée l'espace. Mais une fois que c'est fait, la finition de la peinture est aussi très moléculaire. Je peins pixel par pixel, en reproduisant la logique de l'écran".

Kon : "Comme je l'ai décrit, les peintures passent par différentes étapes. Il y a une exploration initiale, la recherche d'images, que ce soit sur Internet, dans des archives ou dans des vidéos personnelles. Puis quelque chose s'enfouit dans mon esprit. Il me faut beaucoup de temps pour me fixer sur un tableau, sur une idée, sur un ensemble d'œuvres, mais une fois que j'y suis parvenu, les images commencent à se regrouper, puis il est temps de les transformer en images fixes. Je suis assis là, avec des machines, à appuyer sur play ou pause, et je ne peux le faire que pendant quelques heures, parce que c'est juste pause, clic, pause, clic - c'est un processus très mécanique".

Kon : "Quand je commence à peindre, tout bouge très lentement. Vous posez une couleur, puis vous passez des jours à vous asseoir et à la regarder, en vous sentant tour à tour inutile et excité. Ce processus de regarder et de commencer à arranger les choses sur la toile est difficile. La peinture est juste et vous n'en voyez pas encore la fin, vous n'avez même pas le sentiment que c'est une chose, vous la cherchez juste dans le noir".

Kon : "Ensuite, le processus de finition en dernier lieu est la peinture détaillée des pixels, de l'écran de télévision, et c'est huit heures par jour de travail très technique, de style Renaissance - comme ces cols hollandais avec chaque petit détail de dentelle, c'est moi toute la journée, peignant ce col en dentelle avec un petit pinceau minuscule numéro un.
Ce sont les étapes et elles sont toutes dépendantes les unes des autres. Et à chaque fois, le rythme dans le studio change. Je ne peux pas les chevaucher, d'une manière ou d'une autre, je dois passer par ces étapes, c'est pourquoi j'aime travailler sur plusieurs tableaux à la fois, parce que sinon je reste bloqué sur un seul tableau"

Avec ce triptyque autour du visage de Reagan lisant le discours de la Porte de Brandebourg, Kon Trubkovich revisite en fait un projet précédent de plus grande envergure. Il avait sélectionné une seconde du discours de Ronald, en avait tiré 24 images qu’il avait ensuite peintes. Puis cette série, il l’a mise en parallèle avec un seconde d’image tirée d’une vidéo familiale du visage de sa mère filmé lors de la fête de départ à Moscou pour émigrer aux États-Unis. 
(Image ci-dessous).
Kon : "Dans mon esprit, tout s'est passé simultanément, ces deux secondes dans le temps. L'idée était donc de peindre uniquement ces deux secondes, et il y aurait quarante-huit tableaux au total, vingt-quatre images d'un événement et vingt-quatre images de l'autre. J'ai terminé ce projet, mais il m'arrive de m'y replonger et de faire des versions plus petites à partir de ces images fixes, et c'est ce que sont ces trois petits Reagan".

Kon : "Les peintres qui ont inspiré ce travail sont Rembrandt, Fra Angelico, Filippo Lippi, Hercules Seghers, Petrus Christus ... J'ai regardé beaucoup d'art du début et de la fin de la Renaissance italienne et du Nord. Bob Thompson et Per Kirkeby sont également très importants pour moi".