Romy Alizée et Bérangère Fromont sont deux photographes de générations différentes, aux univers bien distincts, mais reliées par une même envie de développer l’imagerie lesbienne dont elles ont cruellement manqué pour se construire. On a eu la chance de pouvoir remonter aux côtés de Bérangère le cours de son riche parcours artistique, de ses séries sur l’adolescence à celles sur la résistance de la jeunesse d’Athènes et des lesbiennes à Paris. On le comprend vite, ces séries naissent toujours des mots, ceux d’auteurs et d’autrices qu’elles essaient ensuite de traduire en images. La littérature comme fil rouge de son travail, les mots qui la guident et la mettent sur la bonne voie, comme autant de signes capturés. Bérangère Fromont n’a pas fait d’école d’art, mais des études littéraires. Ceci explique peut-être cela. C’est son père qui lui a mis dans les mains son premier appareil photo et très vite, elle l’a senti, " la photographie c’était la liberté, l’indépendance ».

Piece jointe en Portraits metaphysiques des identités queer, travail avec la peintre Delphine Trouche

Bérangère Fromont : " J’ai toujours été fascinée par les questions de résistances. Je n’ai jamais connu mon grand-père, j’ai appris son histoire quand j’étais petite par ma grand-mère dont j’étais très proche. Mon grand-père était républicain anarchiste espagnol, ouvrier en Catalogne, il s’est enfui en France pour fuir le fascisme en Espagne. Il a fait des camps de travail et de concentration, et puis il a été résistant en France. C’est devenu une sorte d’idole fantasmée, par les souvenirs et tout ce qu’on peut leur donner de beau. Je pense que ça m'a constituée à un moment où je n’avais pas trop idée d'où je venais, de qui j'étais. D’un coup, je me suis passionnée pour la guerre d’Espagne, au cinéma, en littérature… Toutes mes recherches tournaient autour de ces questions de résistance, d’abord par l’Espagne, et puis j’ai élargi. J’ai commencé à regarder les films de Pasolini, j’ai même fait ma maîtrise sur Salò de Pasolini. Ces questions ont commencé à infuser en moi. "

Série Cosmos

Bérangère Fromont : " J’ai d’abord commencé à travailler sur l’adolescence dans ma première série, Cosmos. J’avais rencontré à Arles une adolescente de quinze ans déscolarisée… L’idée, c’était de la suivre le temps d’une nuit. Je lui ai demandé de m’emmener dans un endroit où elle aimait aller avec ses amis, un endroit où ils se sentaient bien ensemble, loin du monde. Nous sommes allées dans une maison abandonnée à l’extérieur de la ville, il était trois heures du matin, on a bu des bières, fumé des pétards… Et l’anecdote, c’est qu’on a dû oublier une bougie sur place, qu’il y a eu une tempête, et que le lendemain la maison avait brûlé. C’était donc la dernière fois qu’il se passait quelque chose dans cette maison. Il y a une unité de temps, de lieu, d’action dans cette série, l'idée était vraiment de montrer l'adolescence comme un état, une position par rapport au monde. Comment on peut refuser le monde adulte, le cynisme, le capitalisme… Qu’est-ce que c’est de devoir devenir adulte, de devoir gagner sa vie, oublier ses rêves ? J’ai eu la chance de pouvoir faire un livre facilement avec cette première série. "

Série Cosmos

Bérangère Fromont : " Après ce livre j’ai continué à travailler sur l’adolescence, lors d’un voyage en Lettonie où j’ai réalisé un travail intitulé I don’t want to disappear completely. C’est le premier que j’ai fait en noir et blanc. Là où j’étais, au fin fond de la Lettonie, dans un hameau perdu dans les bois, je me suis mise à chercher des adolescents. Et comme je n’en ai pas trouvé beaucoup, je me suis dit que c’était intéressant de chercher les fantômes des adolescents. L’adolescence c’est aussi ça : chercher le fantôme de l’enfant. Au cours de mes nombreuses balades, j’ai fini par trouver une adolescente qui parlait anglais, à qui j’ai proposé le projet. Je voulais travailler de la même manière que Cosmos, sur une nuit, un temps court. J’aime me donner ce genre de contraintes. Et cette adolescente m’a fait visiter, comme pour Cosmos, les lieux où ces jeunes aimaient se retrouver, et à chaque fois qu’elle me parlait d’un lieu, il y avait des histoires de fantômes, de Dame Blanche, de piano qui jouait tout seul… D’où le titre. C’est dans cette deuxième série que j’ai commencé à affirmer mon écriture, c’est-à-dire mon travail avec le noir et blanc, le flash… Que j’assume complètement aujourd’hui. "

Série I don’t want to disappear completely

Bérangère Fromont : " Ce que j’aime avec les adolescents, c’est qu’ils sont dans cette phase où ils apprennent à se connaître eux-mêmes, ils se cherchent une identité, et ils ont un rapport très particulier avec la photographie et leur image. J’aime capturer sans les contrarier la manière dont eux se montrent, comment ils souhaitent qu’on les voie, ça en dit encore plus… Celui qui est habillé en militaire, par exemple, se mettait constamment très fixe face à moi, se redressait, me regardait dans les yeux, il voulait affirmer sa masculinité de façon assez radicale. "

Série I don’t want to disappear completely

En nous parlant de ses premières séries consacrées à l’adolescence, Bérangère Fromont trace les contours d’un sujet central de son œuvre, qui reviendra à plusieurs moments de notre discussion : son rapport particulier à la photographie documentaire.
Bérangère Fromont : " J’ai un rapport assez complexe au documentaire et aux portraits. J’ai beaucoup de mal avec le documentaire classique, où j’ai l’impression qu’il y a un rapport de force entre l’artiste et la personne photographiée. On se sert de la vie de quelqu’un pour en faire son art. Il y a quelque chose de très ambigu pour moi, éthiquement… Mais j’aime faire des portraits, photographier des personnes, il m’a fallu trouver une solution. Donc je propose ce que j’appelle des performances, où les personnes que je photographie ne sont pas des modèles, mais sont autant participantes et artistes que moi je le suis. Je prends ce qu’on me propose, je ne vais pas aller prendre quelque chose qu’on ne me donne pas. Ce sont ces propositions-là que je photographie. Ce sont des œuvres plurielles. C’est très important pour moi, qu’il n’y ait pas cette forme de manipulation qui me perturbe. Le noir et blanc, c’est aussi une manière de m’éloigner d’emblée le plus possible de l’image documentaire, de dé-documentaliser mon image. "

Série I don’t want to disappear completely

Bérangère Fromont : " Après ces deux séries, qui ont été les dernières sur l’adolescence, il s’est passé un événement important pour moi, lors de la présentation de mon livre Cosmos (publié chez André Frères), au Grand Palais, pour Paris Photo. Être éditée chez André Frères, c’était pour moi un miracle, c’était ma première signature, j’avais fait venir plein d’amis. Mais ce jour-là, c’était le 13 novembre 2015, une heure après a eu lieu les attaques du Bataclan, où mon meilleur ami était parti avec mon livre sous le bras. J’avais plusieurs amis au Bataclan, il y avait même une place pour moi. Je suis passée du plus beau jour de ma vie artistique au pire jour de ma vie. Après ça j’ai vraiment eu une période de doutes, où je me suis demandé quel était le sens de tout ça. J’ai fait une dépression artistique très forte, je ne me sentais plus capable de faire des images. "

Série Except the clouds

Bérangère Fromont : " J’ai vécu six mois comme ça, où je me suis dit que j’allais arrêter, que ça ne servait à rien. Et puis une amie m’a appelée, pour me dire qu’elle partait à Athènes, qu’il fallait que je vienne avec elle, que j’allais adorer la ville. Alors je suis partie, et j’ai pris mon appareil, en me disant qu’il ne m’avait jamais quitté. Et j’ai bien fait, je suis tombée complètement amoureuse de cette ville. C’était après la première crise, c’était le tout début des grandes phases de migrations. On était à Exárcheia, le quartier anarchiste, où il y avait une entraide incroyable avec les migrants qui arrivaient, tout le monde se sentait concerné. J’ai trouvé ça tellement fort que ça a redonné un sens à plein de choses, cette forme de résistance dans ce quartier autogéré, où l’École polytechnique avait même été réquisitionnée pour loger des gens… La lutte servait à quelque chose. "

Série Except the clouds

Bérangère Fromont : " J’ai fait des images sans trop savoir ce que j’allais en faire. J’ai changé complètement de temporalité, je ne me suis pas donné de limite de temps, le projet s’est étalé sur trois années. J’ai travaillé en argentique, je passais mes journées à marcher. À ce moment-là, je relisais la Survivance des lucioles de Didi-Huberman (ici), dans laquelle il y a cette phrase incroyable de Walter Benjamin : " Dans un paysage où plus rien n'était reconnaissable, hormis les nuages, et au milieu, dans un champ de forces traversé de tensions et d'explosions destructrices, le minuscule et fragile corps humain. " Cette phrase a été le point de départ du projet, je me la récitais en boucle, je photographiais dans la ville tout ce qui me faisait penser à ça. C’est la fragilité, le chaos, la résistance. Aller chercher la lumière dans les ombres d’Athènes. Je voulais mettre en avant tout ce qu'il peut y avoir de fascinant dans cette ville, ses strates temporelles. Il y a aussi quelque chose de très adolescent dans les manifestations, qui tissait une sorte de lien entre mes séries. J’ai eu en plus la chance de rencontrer des éditeurs grecs, un grand coup de foudre, et j’ai pu faire mon troisième livre pour mon projet le plus long, le plus dense, le plus réfléchi. "

Série Except the clouds

Bérangère Fromont : " À la fin du projet en Grèce, j’ai commencé à m’intéresser à Paul B. Preciado, notamment pendant les périodes de confinement. En lisant Un appartement sur Uranus, où il parle justement de la Grèce et des révoltes adolescentes, et exprime l’idée qu’à Athènes l’adolescent essaie de tuer le père et la mère, j’en suis arrivée aux identités queer. Ça faisait un lien extrêmement clair, j’avais trouvé la suite. Je crois beaucoup à ces signes entre mes séries ; quand ils sont là, je sais que je suis sur la bonne voie. J’avais déjà voulu travailler sur ce sujet, mais je ne me sentais pas prête. À ce moment-là, j’ai commencé à sentir une colère qui montait en moi contre plein de choses dont je prenais conscience de manière assez vertigineuse, il y avait eu #metoo aussi. J’ai dû faire ce projet de manière assez vitale, pour que cette colère sorte.

Série L'amour seul brisera nos cœurs

Bérangère Fromont : " J’ai commencé à réfléchir sur ce qu’il y avait dans l’Art et notamment la photographie contemporaine autour des identités queer. Il y avait beaucoup de choses au niveau gay, mais au niveau lesbien, zéro. C’était très invisibilisé, il fallait aller chercher. J’ai découvert alors le livre Notes on Fundamental Joy de Carmen Winant (ici), qui est magnifique. Elle a repris des archives de photographes américaines des années 70 qui faisaient des camps de vacances avec des femmes où elles s'apprenaient mutuellement à faire des photos, pour justement créer leurs propres archives. Ça parle aussi du rapport du modèle au photographe, parce que tout le monde prenait l’appareil, il n’y avait pas de rapport de force. Dans ce livre incroyable, j’ai aussi découvert Tee Corinne (ici). J’ai creusé aussi sur ce qui se faisait à Paris. Je suis rapidement tombée sur les performances du collectif RER Q, avec Wendy Delorme. Il y avait cette performance dans un bar, où elles lisaient des textes érotiques, gouines et politiques. J’ai trouvé ça incroyable et très beau, d'aller lire cette littérature invisibilisée dans les bars, dans la rue. Il y avait aussi Élodie Petit, (ici) dont les textes m’ont frappé, c’était exactement ce que je cherchais dans ma photographie, c’était l’écriture la plus politique, punk, crue. C’était romantique et politique. "
 

Série L'amour seul brisera nos cœurs

Bérangère Fromont : " J’ai acheté ses recueils, ses fanzines. Au début de son recueil Fiévreuse Plébéienne, il y avait cette phrase : " On habite ce que l’on peut : la faïence, la baignoire, le hlm, le trottoir, on construit une cabane. » Comme pour Benjamin avec le livre en Grèce, cette phrase a été mon fil rouge, le départ du projet. Je voulais que ce texte ait son importance physique dans l'œuvre finale. Je voulais retrouver l’essence des mots dans mes photos, construire des cabanes moi aussi. J’ai réfléchi au monde extérieur dont on se protège, à Paris c’est la rue, la nuit… C’est le plus dangereux, qui symbolise les agressions quotidiennes des minorités sexuelles. C’est aussi de là que vient le titre de la série, L’amour seul brisera nos cœurs. "

Série L'amour seul brisera nos cœurs

Bérangère Fromont : " J’ai fait un appel à candidatures car je ne voulais pas aller chercher des gens. Faire un casting, ça me met très mal à l’aise. Je voulais que ce soit un investissement personnel. Mais ce n’est pas facile d’atteindre la bonne mixité, parce qu’on passe forcément par ses réseaux, son entourage, donc des personnes nous ressemblent. Je donnais rendez-vous aux gens la nuit, je leur proposais d’aller boire un verre avant pour se mettre à l’aise. Après, on allait dans une rue dans le centre de Paris et l’idée c’était de performer leur relation, leur rapport à la rue. Certaines n’étaient pas du tout démonstratives, elles avaient le réflexe de regarder ce qui se passait autour, car elles étaient très angoissées à l’idée de se faire agresser. D’autres étaient beaucoup plus dans la démonstration, la provocation pour s’affirmer. Mon travail d’artiste se joue vraiment au moment où j’ai les images et où je vais recadrer et aller chercher le récit final, les petits détails, les regards, les caresses. J’ai passé beaucoup de temps sur l’editing et le choix des images, je ne voulais pas que ça soit trop facile, aller dans la jolie image. Le projet a duré quatre ans, il y a même des couples qui se sont séparés entre temps. "

Série L'amour seul brisera nos cœurs
Livre L'amour seul brisera nos cœurs

Bérangère Fromont : " L’idée de départ était de faire un livre avec les textes d’Élodie, je voulais qu’ils aient autant de place que les images, qu’ils dialoguent. Les textes peuvent fonctionner avec différentes images, créer de nouvelles lectures. J’en ai choisi certains que je connaissais, Élodie m’en a proposé d’autres qui n’étaient pas dans des recueils, et il y a un texte inédit écrit pour le livre. J’ai aussi travaillé avec la graphiste Cécile Maycec. Je voulais que le monde extérieur devienne invisible, avoir ces petites images perdues sur le fond blanc, comme si on regardait à travers une porte. Cécile a eu l’idée de ne pas relier les pages ensemble, ce qui en faisait un livre fragile. J’aimais l’idée qu’on ait à en prendre soin, que la personne qui lise ce livre soit aussi en résistance, protège, s’investisse. "

Série L'amour seul brisera nos cœurs

Avant notre entretien, dans une autre interview, nous avions lu cette phrase sur laquelle on a eu envie de faire s’exprimer la photographe : " J’ai toujours trouvé ça choquant d’aller exhiber des photos de personnes queers alors qu’on n’en est pas, un peu en mode freak show. Il faut que ce soit nous qui le fassions. "
Bérangère Fromont : " C’est comme pour le rapport modèle-photographe, mais de façon encore plus forte. Le fait de ne pas être impliqué dans le sujet qu'on photographie, cela crée un déséquilibre que je trouve malsain. Il y a un problème d’interprétation, de représentation. Il y a un peu ce côté « allez, on va au zoo et on va vous montrer. » Quelle est ta place ? Quel est ton engagement ? Ce qu’il manque, puisque les récits ont été invisibilisés, ce sont des récits de personnes queer, on en a besoin, et on a besoin de diversité. Si ce sont les personnes hétérosexuelles qui font ces récits, ce sera toujours les mêmes et le même point de vue. "

Série L'amour seul brisera nos cœurs

Évidemment, comment conclure autrement ce portrait de Bérangère Fromont, aux images sans cesse guidées par les mots, qu’en vous conseillant vivement d’aller découvrir la littérature lesbienne. Le superbe Ça raconte Sarah de Pauline Delabroy-Allard (ici), la poésie d’Anne-Fleur Multon dans Les Nuits Bleues (ici), Le Corps lesbien de Monique Wittig (ici), qui vient enfin d’être publié en poche, L'Évaporée de Wendy Delorme et Fanny Chiarello (ici), et bien sûr les textes d’Élodie Petit (), fiévreusement conseillés par Bérangère. Bonnes lectures !

Série L'amour seul brisera nos cœurs
Série L'amour seul brisera nos cœurs