La jeune photographe Elisabeth Gomes Barradas expose en ce moment une partie de sa séduisante collection de pochettes de disques R’n’B des années 2000 à Circulations, festival européen dédié à la jeune photographie, et actuellement au 104 à Paris ainsi que dans le métro. La grande particularité de cette collection est qu’elle a été fabriquée de toutes pièces. Elisabeth Gomes Barradas a conçu et réalisé en argentique toutes ces “covers“ fictives avec la collaboration de modèles qui ont rêvé, comme elle dans ces années-là, d’être sur une pochette.
Dans la chambre d’une ou d'un ado hyper fan de R’n’B vers les années 2000, les icônes qui remplissaient l’air et les murs étaient Beyoncé, Mary J. Blige, Alicia Keys, Nelly, Rihanna, Akon, Kelis, Sean Paul, Mariah Carey pour les plus connues. Une de ces ados est devenue photographe et avec des modèles de sa génération ou de son entourage, Elisabeth Gomes Barradas a décidé de faire revivre l’esthétique de cette culture par la fabrication de pochettes complètement inventées. Cette série au long cours (déjà 11 pochettes avec 60 portraits) met en scène les phantasmes de célébrité et d’apparence restés vivaces de ces adolescent.e.s devenu.e.s jeunes adultes. Devenir le personnage central d’une pochette d’un album est un Graal, comme un aboutissement en soi, un rêve devenu réalité. Une proposition impossible à refuser.
Pour faire vivre cette fiction, Elisabeth Gomes Barradas prend grand soin de ses mises en scène en studio et sait parfaitement coller au style et aux codes de ce genre qui fait partie d’elle à jamais. Ses pochettes de disques sont tout à fait crédibles mais elles ont une autre valeur ajoutée, par rapport à des vraies, elles ont en plus cette vibration de l’imperfection pas entièrement lissée, de la reconstitution dans ce qui est faisable ou abordable, et en deviennent infiniment plus humaines et touchantes. Chez ses modèles amateurs, on ressent cette envie de briller, d’y croire un moment et le plaisir assouvi d’y être. On a voulu savoir comment était remontée cette fantasmagorie d’ado jusque dans la réalité de cette exposition alors on a demandé à Elisabeth Gomes Barradas.
Et elle nous a gentiment tout expliqué.
Elisabeth Gomes Barradas : "Je suis issue d'une formation artistique, j'ai fait les Beaux-Arts à Rennes. J'ai été diplômée en 2019 et c'est vraiment durant mes années d'études que j'ai commencé à être familiarisée à la photographie, surtout à la photographie argentique, et je ne fais maintenant que de l'argentique. J'ai commencé par de petits sujets et, petit à petit, j'ai me suis axée sur la mise en scène en studio et sur l'incarnation de fausses personnalités. Ça fait quelques années maintenant que je demande à mes modèles d'incarner des sujets totalement fantasmés en prenant appui ou référence sur des éléments de la réalité de périodes très précises de mon adolescence ou de mon enfance".
Elisabeth Gomes Barradas : "Ce projet "Covers", je l’ai imaginé il y a déjà pas mal d'années, mais j’ai voulu attendre d'être diplômée pour le faire. Dans ma dernière année d'études, je commençais déjà à aborder le thème de la culture populaire, de la culture hip hop et afro américaine dans le monde actuel. En septembre 2020, J'ai envoyé des messages et des stories sur mon compte Instagram disant que j'allais travailler sur un projet sur le R’n’B en voulant rendre hommage à cette période des années 2000. À défaut de ne pas être une star de R‘n‘B, je me suis dit pourquoi pas créer mes propres stars ressemblant à ce que je pouvais voir à l'époque. C'est pour ça que dans mon travail, il n'y a pratiquement que des personnes racisées, parce que j'essaye toujours de prendre des personnes qui sont proches de ma vie, de mon évolution, et des icônes que je voyais à la télévision".
Elisabeth Gomes Barradas : "Petit à petit, j'ai commencé à avoir des personnes qui m'ont envoyé des messages. J’ai trouvé des modèles soit issu.e.s de mon entourage, soit trouvé.e.s sur les réseaux sociaux. Et ensuite, j'ai travaillé pendant neuf mois d’octobre 2020 jusqu'à juin 2021. J'ai vraiment essayé d’élaborer pour chacun de mes modèles une sorte d'archétype, selon ce qu’il ou elle m’inspirait, et aussi en fonction de leur propre histoire. Je leur demandais de me raconter ce qu'ils faisaient dans la vie, quel type de musique ils écoutaient, de m'envoyer leur playlist des années 2000. A l'issue de cela, moi, ça me permettait donc de concevoir des alter egos issus véritablement de l'histoire personnelle des modèles. C'est une pochette d’album qui définit un peu leur vie.
Les noms de scène, pour beaucoup, ce sont des pseudonymes qu’ils utilisaient sur les réseaux sociaux quand ils étaient plus jeunes. Je joue à fond sur cette pratique du paraître, du faux semblant qu'on peut trouver sur les réseaux".
Elisabeth Gomes Barradas : "Au début, j'ai fait poser des personnes de mon entourage très proche. L'une de mes toute premières pochettes, Mahona pour le titre "Addictive", c’est une très très bonne amie à moi. J’ai fait aussi poser mes sœurs ; pour la pochette, Shineali Fly c'est l'une d'entre elles avec la doudoune argentée et les nuages derrière, et pour NC c’est mon autre sœur. Je voulais même faire un autoportrait mais je ne sais pas comment utiliser la fonction retardateur sur mon appareil, j'ai déjà pensé qui je pourrais incarner, il faut juste que je trouve un moyen pour prendre cette photo".
Elisabeth Gomes Barradas : " Je travaille uniquement en argentique, je me suis dégoté un Pentax P30 sur eBay (mis sur le marché en 1985) avec tous les objectifs. Ça coûte vraiment rien du tout, je l’ai eu pour une trentaine d'euros avec les objectifs. Pour tout ce qui est lumières, ce sont vraiment des éclairages d'entrée de gamme, je vais les récupérer sur des sites comme Cdiscount, on peut y trouver des kits studio photo pour une quarantaine d'euros. Les pellicules photo que j'utilise sont des Fujicolor C 200, sauf qu'en ce moment, ils sont en rupture de stock mondial, donc c'est très compliqué. J’en trouve sur des sites étrangers".
Elisabeth Gomes Barradas : "Le développement je le fais dans un atelier argentique, à Rennes, en centre-ville, ça coûte une dizaine d'euros. Et après, j'ai mon scanner, un Epson V600, il est vraiment bien, on peut faire de très grands formats avec. Comme je travaille intensément avec de l'argentique, il fallait que j'investisse à un moment donné dans du bon matériel.
Le fichier de fin en général je le fais sur Photoshop. Je fais peu de retouches, j'essaie juste de retrouver à l'identique la lumière et les couleurs de la séance photo. Je travaille uniquement en lumière continue sans flash, donc sur mes photographies, ce sont les lumières réelles que j'avais durant la séance de prise du vue".
Elisabeth Gomes Barradas : "Je travaille principalement dans mon salon parce que je n'ai pas encore les moyens de me payer un studio de prises de vues. Mais ça ne me dérange pas tellement parce que je veux vraiment que le modèle puisse se sentir hyper à l'aise, qu'il ou elle ait l'impression d'être un peu dans une chambre d'adolescent.e pour prendre des photos avec un copain ou une copine. Je veux cet effet de cocooning, des espaces clos où on est à l'aise, où on essaye de se détendre un maximum".
Elisabeth Gomes Barradas : "Ma démarche plastique, c'est vraiment une démarche d'économie de moyens. Pour les accessoires par exemple, je vais beaucoup chercher dans des magasins de seconde main, Secours Populaire, Guerrisol, Emmaüs, j'ai besoin d'aller puiser directement dans la culture populaire. J’essaye d'économiser un maximum d'argent parce que je n’ai pas beaucoup de fonds. J'achète que des choses cheap, ça se retranscrit dans mes photographies mais c'est aussi ce que je cherche. Ça colle parfaitement à ce que j'essaie de montrer, je veux toujours donner cette impression de faux luxe, de fausse préciosité".
Elisabeth Gomes Barradas : "Je suis vraiment contente parce que j'ai eu à peu près toute la scénographie que j'avais espérée pour l'exposition au 104. J’ai travaillé en collaboration avec la commissaire Emmanuelle Halkin durant plusieurs semaines sur une mise en scène qui retranscrirait au maximum l’univers assez bling-bling, clinquant, pétant du R'n'B de ces années-là. Mes pochettes sont dans une alcôve, et quand le spectateur arrive, il rentre réellement dans mon univers comme dans une petite chambre, avec des posters accrochés au mur, et le papier peint doré. Comme le 104 a un partenariat avec la RATP, mes covers sont exposées dans le métro ; à la station Hôtel de Ville, ligne 1, à la station Charles de Gaulle Etoile RER A, à l'entrée Arc de Triomphe, aussi dans un couloir de la station Madeleine ligne 14 et à La Chapelle, couloirs du RER qui mènent à Gare du Nord. Je parle en quelque sorte de promotion de "stars", me retrouver affichée en grand sur des panneaux publicitaires, c'est très bien aussi. Je reçois plein de messages de personnes qui repartagent mes photos dans le métro, c'est super !
Elisabeth Gomes Barradas : "Il y a tout juste une semaine, j'ai été sélectionné par Polka et Kickstarter pour monter ma campagne de crowdfunding pour réaliser ma première édition. Si je réussis à aller jusqu'au bout du crowdfunding, on pourra sortir une édition imprimée de "Covers", et j’ai pour idée de créer un faux magazine avec des sortes d’interviews à l'identique de ce que j'avais l'habitude d'avoir dans mes magazines. Les "réponses" seront axées sur le personnage créé mais avec beaucoup d’éléments de la vie des modèles mélangée avec ma vie à moi. J’ai gardé les textes sur leurs goûts et leur quotidien qu’ils m’avaient écrits avant les séances de prise de vues. Ce sera quand même un vrai livre de photo mais qui reprendra beaucoup les codes des magazines d'ados avec même des posters ou des cartes postales dédicacées".
Elisabeth Gomes Barradas : "J'ai un autre projet sur lequel je travaille en ce moment, j'ai déjà posté de nouvelles photos sur mon compte Instagram. C’est aussi sur les années 2000 et l'époque de mon adolescence avec les différents styles vestimentaires que j'ai pu avoir quand j'étais au collège et au lycée. Je fais beaucoup référence à la culture nippone, les "animés", les mangas, le cosplay, le style Emo, les blogs, les Skyblogs… Mais cette fois-ci, c'est plutôt sous forme de photos de profil".
Elisabeth Gomes Barradas : "Le fait de faire autant référence à ma vie adolescente, me permet de rendre concrets et réels des rêves que je pouvais avoir quand j'étais plus jeune. Comme par exemple, de devenir chanteuse de Rnb ou d'avoir tel style vestimentaire. À l'époque, je n'avais pas les moyens d'avoir ces styles-là. Maintenant par la photographie, j'ai envie de rendre hommage à tous ces rêves d’ado que j'avais et que je n'ai pas pu réaliser, en tout cas dans la totalité".
Elisabeth Gomes Barradas : "Ma pratique est scindée en deux parties. En gros, il y a une partie de l'année, les étés, où je vais faire des petits jobs alimentaires qui vont me permettre de mettre de l'argent de côté et de m'acheter du matériel. Et ensuite, j'ai une autre période où je vais pouvoir me consacrer uniquement à ma production plastique, la conception de dossiers pour des appels à candidature, etc.
Ça fait que depuis 2021 que je commence à être payée pour mes photos et j'ai commencé petit à petit, à signer des contrats par ci, par là. J'ai signé un contrat avec un magazine américain et de temps à autre, je suis chargé de produire des photos pour des articles et ils me rémunèrent. Donc, tout ça se développe".
Elisabeth Gomes Barradas : "Je voudrais partager avec vous Barkley L. Hendricks, car je suis très fan d'art afro américain en particulier des années 70 jusqu'aux années 2000. C'est un peintre, et il a beaucoup travaillé sur la mise en scène du quotidien en mettant en avant les quartiers populaires. Il m'a beaucoup inspirée quand j'étais étudiante déjà, mais aussi quand je faisais mes photos.